Le mémorial de l’aryanisation de Brême me rappelle Doris, fille d’Ernst et d’Elisabeth, douze ans, née à Guben.
Marita Kloppenburg janvier 2024
Dans son roman »Heimsuchung«, Jenny Erpenbeck décrit les ventes aux enchères de meubles et d’objets domestiques juifs.
Lorsque j’ai entendu pour la première fois qu’un monument consacré à l‘»aryanisation« des biens juifs sous le régime national-socialiste allait être inauguré à Brême - la première et la seule ville d’Allemagne à ce jour -, je me suis immédiatement souvenue d’un passage d’un roman que j’avais lu environ 14 ans auparavant. Il y décrit de manière très impressionnante ce que le monument de Brême veut commémorer.
Je me souviens encore aujourd’hui à quel point l’histoire de Doris, fille d’Ernst et d’Elisabeth, âgée de douze ans et née à Guben, m’a profondément émue et fait couler des larmes.
C’est pourquoi ma première réaction face au monument a été très positive : quelle chance qu’il y ait ici, à Brême, un lieu qui rappelle l’extermination systématique de la vie juive, organisée jusque dans les moindres détails et exécutée pas à pas, et ici plus particulièrement le vol des meubles et de tout l’inventaire de la maison !
Dans son roman »Heimsuchung« (2008, Eichborn AG, Francfort-sur-le-Main), Jenny Erpenbeck décrit une maison et un terrain situés au bord d’un lac de la Marche, dans le Brandebourg, et raconte les histoires de ses habitants successifs au cours du siècle dernier et l’influence des événements historiques sur leur vie.
L’un des chapitres du livre s’intitule »La fille« et il s’agit de Doris, fille d’Ernst et d’Elisabeth, âgée de douze ans, née à Guben. Sa mère Elisabeth est la sœur de Ludwig, ses parents s’appellent Arthur et Hermine et sont des fabricants de tissus juifs. La famille possède un terrain au bord dudit lac de la Marche avec une maison de bain et un ponton, où ils passent de belles journées en été et les week-ends.
En 1936, l’oncle de Doris, Ludwig, émigre avec sa femme Anna en Afrique du Sud. En 1939, les grands-parents veulent eux aussi quitter l’Allemagne et vendent le terrain du lac à l’architecte voisin, qui doit pour cela payer une »taxe sur les bénéfices de la déjudaïsation« de 6% au fisc.
Avant que le départ ne soit possible, les grands-parents sont toutefois évacués de la Levetzowstrasse à Berlin-Moabit et meurent à Kulmhof près de Litzmannstadt dans un wagon à gaz, tandis que, dans le même temps, tous leurs biens - y compris le produit de la vente du terrain du lac - reviennent au Reich allemand, représenté par le ministre des finances du Reich, et que les biens mobiliers sont vendus aux enchères.
Ernst, le père de Doris, meurt du typhus en tant que travailleur forcé sur l’autoroute, et Doris est déportée à Varsovie avec sa mère Elisabeth.
Ernst et Elisabeth s’étaient également efforcés de partir pour le Brésil et avaient emballé les meubles et le mobilier dans un conteneur pour le déménagement :
»Au Brésil, avait dit le père, tu auras besoin d’un chapeau de soleil. Il y a aussi des lacs au Brésil ? Mais oui. Est-ce qu’il y a aussi des arbres au Brésil ? Deux fois plus grands qu’ici. Et notre piano ? Il ne rentre plus, avait dit le père, et la porte du conteneur dans lequel se trouvait son bureau, et plusieurs valises de linge et de vêtements, et son lit avec les matelas et tous ses livres, a été fermée et verrouillée. Dans la cour de quelque entreprise de transport de Guben, il y avait certainement encore ce conteneur …« (page 86)
Lorsque Doris et sa mère vivent dans le ghetto de Varsovie en 1942, un jour de juin, « … l’ensemble de leur mobilier de Guben, dans l’ordre inverse de celui dans lequel leur père et leur mère l’avaient mis dans les conteneurs deux ans plus tôt en vue de leur départ pour le Brésil, est retiré des conteneurs par Monsieur Carl Pflüger et le commissaire de police Pauschel qui lui est adjoint, et préparé pour la vente aux enchères«. (page 88)
»… ce jour précis de juin, environ deux mois après son arrivée à Varsovie, sans qu’elle le sache, son lit d’enfant, numéro d’ordre 48, fut vendu aux enchères à Guben pour Mk. 20,- à Mme Warnitschek de la Neustädter Straße 17, son pot de cacao, numéro d’ordre 119, à M. Schulz de la Alte Poststr. 42, à quelques maisons seulement de la maison où ils avaient habité, et l’accordéon de son père, numéro d’ordre 133, pour Mk. 36,- à M. Moosmann de la Salzmarktstraße 6. Le soir de ce jour où elle ne rentra dans ses quartiers que peu avant le couvre-feu, ce soir d’une des plus longues journées de 1942, où un léger vent de début d’été emportait les journaux dont étaient recouverts les corps des morts et où montait une odeur de décomposition, ce soir lumineux où, comme elle en avait pris l’habitude ici, elle rentrait en serpentant pour ne pas trébucher sur les cadavres, le soir de ce jour où, comme tous les autres soirs, les pleurs des enfants sans parents s’élevaient dans les couloirs de l’immeuble, ce lundi soir où sa mère lui présenta les pommes de terre qu’elle avait échangées contre la montre, très probablement les dernières qu’elle aurait mangées de sa vie, ce soir-là déjà, tous les draps de lit d’Ernst, d’Elisabeth et de Doris reposaient, par paires, pour des prix allant de Mk. 8, Pf. 40 et Mk. 8, Pf. 70 achetés aux enchères, numéros d’ordre 177 à 185, lissés dans les armoires à linge des familles Wittger, Schulz, Müller, Seiler, Langmann et Brühl, Klemker, Fröhlich et Wulf«. (pages 88 et suivantes).
Au cours du chapitre du livre, il est décrit comment Doris persévère dans une toute petite chambre sombre comme la nuit, qui lui sert de cachette et qu’elle ne doit pas quitter sur ordre de sa mère. Elle est désormais seule, le ghetto a été évacué et sa mère ne reviendra pas non plus. Tout ce qui l’entoure est complètement silencieux et sombre et plus personne ne sait qu’elle est là. »Il n’y a plus de couleur que dans ce dont elle se souvient, au milieu de cette obscurité«. Et ces souvenirs sont surtout ceux de la propriété au bord du lac de la Marche, où la famille a passé des heures heureuses et insouciantes.
»Alors que la fillette est assise dans sa chambre noire et essaie de temps en temps de se redresser, mais que sa tête heurte le plafond de la cachette, alors qu’elle ouvre grand les yeux et ne peut pourtant même pas voir les murs de sa chambre, alors que l’obscurité est si grande que la fillette ne peut même pas voir où elle s’arrête, apparaissent dans sa tête des souvenirs de jours où tout le champ de vision était rempli de couleurs jusqu’aux bords. Nuages, ciel et feuilles, feuilles de chênes, feuilles de saules qui pendent comme des cheveux, terre noire entre les orteils, aiguilles de pin sèches et herbe, pommes de pin, écorce écailleuse, nuages, ciel et feuilles, sable, terre, l’eau et les planches de la passerelle, les nuages, le ciel et l’eau étincelante dans laquelle le soleil se reflétait, l’eau ombragée sous la passerelle, elle peut la voir à travers les fentes lorsqu’elle s’allonge à plat ventre sur les planches chaudes pour se sécher après le bain. Après le départ de son oncle, son grand-père l’avait encore emmenée naviguer pendant deux étés. La yole du grand-père est certainement toujours dans le chantier naval du village. En quartier d’hiver depuis quatre ans. Maintenant, sans savoir s’il fait jour ou nuit dehors, la fillette saisit la main que lui tend le grand-père, passe du ponton au bord du bateau, voit le grand-père défaire le nœud avec lequel le bateau est amarré au ponton et jeter la corde dans le bateau.« (page 81)
Doris avait également appris à nager dans le lac là-bas et la voisine lui avait montré comment attraper des écrevisses, un saule y avait été planté avec le grand-père et l’oncle.
Finalement, la jeune fille est découverte dans la chambre de l’appartement abandonné de la rue Nowolipie à Varsovie par le »Werterfassungskommando dirigé par un soldat allemand«.
Elle marche alors pour la dernière fois dans les rues du ghetto de Varsovie et est déportée vers un camp d’extermination.
»Sur les cent vingt personnes présentes dans le wagon, environ trente meurent asphyxiées pendant les deux heures de voyage. Parce qu’elle est une enfant sans parents, elle est considérée comme un obstacle au bon déroulement du voyage, tout comme quelques personnes âgées qui ne peuvent plus marcher et quelques autres qui ont perdu la raison pendant le trajet, et elle est donc mise à l’écart dès l’arrivée, devant un tas de vêtements aussi haut qu’une montagne … Pendant deux minutes, un ciel blanchâtre légèrement nuageux se courbe au-dessus d’elle, comme au bord du lac, toujours juste avant la pluie, pendant deux minutes elle respire l’odeur des pins qu’elle connaît bien, sauf qu’elle ne peut pas voir les pins eux-mêmes à cause de la haute clôture. Est-elle vraiment rentrée chez elle ? Pendant deux minutes, elle sent le sable sous ses chaussures, ainsi que quelques petits silex et galets de quartz ou de granit, avant d’enlever définitivement ses chaussures et de se mettre sur la planche pour se faire tirer dessus.
Rien de plus beau que de plonger les yeux ouverts. Plonger jusqu’aux jambes chatoyantes de la mère et du père qui viennent de nager et qui pataugent maintenant dans l’eau peu profonde pour regagner la rive. Rien n’est plus beau que de les chatouiller et de les entendre, atténués par l’eau, crier pour faire plaisir à leur enfant.
Pendant trois ans, la fillette a appris à jouer du piano, mais maintenant, alors que son corps mort glisse dans la fosse, le mot piano est retiré par les gens, maintenant le renversement arrière à la barre fixe, que la fillette maîtrisait mieux que ses camarades d’école, est retiré, et aussi tous les mouvements que fait un nageur, la préhension des écrevisses est retirée, tout comme le petit apprentissage des nœuds en voile, tout cela est retiré dans l’inconnu, et enfin, tout à fait en dernier lieu, le nom même de la jeune fille, par lequel plus personne ne l’appellera jamais : Doris«. (page 91 et suivantes)
Grâce au monument de Brême sur l‘»aryanisation« des biens juifs sous le national-socialisme, je pense désormais plus souvent à cette histoire de Doris, fille d’Ernst et d’Elisabeth, âgée de douze ans et née à Guben, en traversant le pont Wilhelm-Kaisen, en me promenant sur la Weserpromenade ou en me rendant au Weserstadion.
Marita Kloppenburg